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 "Carré blanc sur fond noir" de Tzvetan Todorov

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Veli
Junior
Veli


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Date d'inscription : 25/11/2006

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MessageSujet: "Carré blanc sur fond noir" de Tzvetan Todorov   "Carré blanc sur fond noir" de Tzvetan Todorov EmptyJeu 1 Fév - 16:48

Salam,

Voici une juste analyse de Todorov:

"Bafouée tous les jours en Iran, la liberté d’expression fait parfois tache sur les murs de nos villes. Dans les deux cas, il y a abus de pouvoir." Par Tzvetan Todorov.

Ce texte est extrait de "Qu’avons-nous fait de la liberté", hors-série Télérama, actuellement en vente en kiosque.

"En visite en Iran, je suis frappé par l'absence de certaines libertés d'expression, auxquelles m'a habitué ma vie en France. Cette expression peut passer par la parole ou par les gestes, ainsi : on n'a pas le droit de dire publiquement du mal de la religion d'état (l'islam chiite), de ses fondateurs (à commencer par le prophète Muhammad) ou du père de l'état théocratique, l'ayatollah Khomeyni ; on risque des persécutions si l'on dit publiquement que le génocide des Juifs a bien eu lieu ; si l'on est une femme, on n'a le droit de porter en public ni tunique courte ni pantalon moulant, révélant les formes du corps, sans parler d'enlever son voile : la police des moeurs veille.

La liberté d'expression apparaît ici comme le droit de l'individu de soustraire certaines parties de son existence à une réglementation imposée par la société dans laquelle il vit. Ce type de liberté est solidaire de l'affirmation que l'individu possède par lui-même des droits, que sa vie ne doit pas être contrôlée entièrement par les pouvoirs en place, spirituels ou temporels.

Pourtant, de toute évidence, le droit de se soustraire à certaines règles ne peut être l'unique règle organisant la vie d'une collectivité. A côté de la liberté de choix qu'elle ménage aux individus qui la composent, l'Etat a aussi d'autres objectifs : protéger leur vie, leur intégrité physique et leurs biens, combattre les discriminations, oeuvrer en vue de la justice, de la paix et du bien-être communs. Ce n'est pas parce que l'individu a des droits propres qu'il cesse de vivre en société. Ses actes ont des conséquences pour les autres membres du groupe, or, la parole n'est pas seulement une expression de la pensée, elle est en même temps action et prend place dans l'espace interhumain. Certaines paroles (dites « performatives ») sont en elles-mêmes des actions autonomes : dire, alors, c'est faire. D'autres sont, en plus, des incitations à d'autres actions : ordres, appels, supplications qui engagent la responsabilité de celui qui les profère.

Prenons quelques exemples. Le musée de la photographie, à Charleroi, en Belgique, a organisé à l'automne 2006 l'exposition d'un photographe japonais dont la spécialité est de montrer des femmes nues ligotées. L'exposition est annoncée par un grand panneau ornant la façade du musée et montrant une jeune Japonaise vêtue seulement de gants et de bas noirs, le sexe masqué par des plumes. Quelques habitants de la ville (que le correspondant du journal parisien identifie comme « un retraité », « une dame »...) protestent, d'autres tentent d'endommager le portrait en y mettant le feu. Vaillant, le directeur du musée déclare à la presse qu'il résistera à toute censure et ne retirera jamais l'affiche.

Il est pourtant difficile de ne pas admettre que les photos de femmes nues ligotées et humiliées ne contribuent pas à diffuser une image positive (ou neutre) de la femme. Ceux qui marchent dans les rues de la ville ne peuvent manquer de tirer une conclusion, même s'ils ne la formulent pas en autant de mots : les femmes, c'est avant tout du cul, et elles doivent se prêter docilement aux fantasmes des hommes. Si ce spectateur est un petit garçon ou une petite fille, la connexion entre les deux risque de s'imprimer profondément dans son inconscient et devenir un élément de sa vision du monde. Pour ressentir l'étrangeté de cet exercice de la liberté d'expression, imaginons un instant qu'on mette à la place des femmes une autre catégorie visuellement distincte de l'espèce humaine, par exemple des Noirs : un monsieur pourrait bien avouer l'irrésistible pulsion qu'il éprouve de photographier des Noirs nus ligotés, son exposition pourrait ne pas attirer l'approbation des journaux parisiens et le directeur-résistant du musée, se trouver ébranlé dans ses certitudes.

Est-ce à dire qu'il faudrait interdire ces images et poursuivre leur auteur en justice ? Nullement. Ce qui est choquant dans l'affiche géante, c'est qu'on n'a pas le choix de la voir ou non : elle occupe l'espace public et quiconque passe par cette rue est obligé de la contempler. Les mêmes images dans un livre relèvent de la liberté individuelle : les amateurs se les procurent sans les imposer aux autres. Entre la sphère légale qui repose sur des interdits et la sphère personnelle où la liberté est étendue s'insère une sphère publique et sociale, imprégnée de valeurs. Cet espace lui-même n'est pas homogène : l'image n'est pas le verbe, l'affiche géante n'est pas l'illustration dans un livre, la caricature de presse n'est pas le tableau accroché dans une galerie. Le slogan lancé d'une tribune politique ne répond pas aux mêmes exigences qu'une thèse universitaire. C'est en pensant au bien de tous que les directeurs de musées - acteurs de cet espace public précisément - prennent leurs décisions.

Lorsque le gouvernement iranien interdit les pantalons moulants et impose le voile, il englobe dans la sphère légale toute la sphère sociale. Lorsque le directeur du musée impose à tous les habitants de la ville la vue de la femme transformée en objet de consommation sexuelle, il soumet la sphère sociale à la volonté et aux fantasmes d'un individu. Dans les deux cas, il y a abus du pouvoir.

L'affaire des caricatures danoises de Muhammad a défrayé la chronique à l'automne 2005. Au vu des protestations et, surtout, des victimes qu'elles ont causées, on a pu se demander s'il n'aurait pas mieux valu ne pas les publier, voire interdire à l'avenir toute caricature du prophète. Si l'on accepte de situer l'exigence de liberté au sein des autres principes régissant la vie d'une société démocratique, la réaction à cette affaire doit nécessairement être double. D'une part, il est inconcevable qu'on interdise ou même simplement restreigne le droit de critiquer les religions, conquis de haute lutte au siècle des Lumières. Mais on peut, d'autre part, se poser la question : s'agissait-il, dans ce cas, d'une critique ou plutôt d'une agression des musulmans, qui forment une partie de la population danoise ? Montrer une image caricaturale de Muhammad affublé d'un turban en forme de bombe, n'est-ce pas insinuer que « musulman » et « terroriste » sont deux catégories qui se recouvrent ? Il est vrai que les terroristes islamistes représentent une menace réelle ; pourtant, pour donner encore un exemple parallèle, l'existence de banquiers juifs ne justifie pas la diffusion de caricatures représentant tous les banquiers avec un nez crochu bien en vue.

Le directeur du journal qui a publié originellement les caricatures ne s'y serait pas pris autrement si son intention avait été de provoquer une réaction violente de la part de quelques musulmans et, en conséquence, un rejet par le pays de sa minorité musulmane, déjà en butte aux attaques du parti d'extrême droite associé au gouvernement. La liberté d'expression est un beau principe, mais l'égale dignité de tous les habitants d'un pays ne l'est pas moins. On pourrait en dire autant du cas assez semblable de Robert Redeker, ce professeur français qui, à l'automne 2006, a publié dans Le Figaro une diatribe antimusulmane, à la suite de quoi il a reçu des menaces de mort et a été contraint de solliciter la protection de l'état. Evidemment, menacer quelqu'un de mort pour ses opinions (ou, pire, le tuer, comme Theo van Gogh aux Pays-Bas) est un crime qui doit être puni. En même temps, on voit mal l'utilité de la publication de cet article haineux et violent, qui décrit la religion musulmane comme animée par les seules haine et violence, censées être absentes du « monde libre » dont fait partie l'auteur. Que pouvait-il apporter d'autre qu'une (redoutable) notoriété à son auteur et la preuve que, si l'on déclare les musulmans haineux et violents, il s'en trouvera toujours parmi eux au moins un qui voudra punir l'auteur de la déclaration, en se comportant donc en être haineux et violent (c'est encore une parole performative, une prophétie qui devient vraie du fait qu'elle est énoncée en public) ? De nos jours, en Europe, les musulmans sont la seule communauté qu'on s'amuse à provoquer ainsi. La responsable de la même rubrique au Monde a formulé de son côté ce commentaire nuancé de la tribune de Redeker : « Nous ne l'aurions certainement pas publiée. Les pages "Débats" ne sont pas un lieu de vociférations mais d'analyse. »

L'espace social ne peut être régi par la seule liberté d'expression. Mais, d'un autre côté, il faut éviter qu'il soit entièrement contrôlé par des lois, comme nous pousse à le faire la vague juridique qui envahit actuellement nos démocraties : les lois ne peuvent suppléer aux carences de la vie politique et sociale. Or, on sait que, en France en particulier, prolifèrent ces dernières années les lois dites mémorielles : interdiction de nier le génocide juif ou arménien, de ne pas stigmatiser la traite transatlantique d'esclaves ou de stigmatiser la colonisation française... Ce faisant, la France se rapproche paradoxalement des pays qu'elle condamne : en Turquie est crime la reconnaissance du génocide arménien, en France sa négation ; en Iran on vous poursuit si vous affirmez la réalité du génocide juif, en France si vous la niez. La signification de ces actes n'est pas la même, mais ils résultent du même processus, à l'issue duquel les jugements sur le passé se trouvent figés dans la loi. C'est à la communauté des chercheurs et à ses relais dans les médias, non aux juges, qu'il incombe de pourfendre les négationnistes de tout bord.

Dans une démocratie libérale, on ne peut se satisfaire de l'alternative entre lois liberticides et « tout est permis ». L'espace social doit obéir à ses propres normes, plutôt qu'aux interdits des lois et à la volonté des individus. Dès l'instant où l'on se meut dans l'espace public, il ne suffit plus de se réclamer de ses seules convictions et du droit de les exprimer ; s'y ajoute l'exigence de le faire en individu responsable, en tenant compte des conséquences prévisibles de ses actes. Un rôle décisif incombe donc à tous ceux qui ont le pouvoir d'organiser la sphère sociale. Les hommes politiques en font partie - mais plus encore, peut-être, ceux qui ont pour tâche de gérer et d'orienter les médias : directeurs et rédacteurs des chaînes de télévision et des stations de radio, des journaux et des magazines. Sans que leur pouvoir soit issu de la volonté populaire, les médias influencent de manière décisive l'opinion publique. Pour acquérir une légitimité démocratique, une seule voie leur est ouverte, celle de s'imposer à eux-mêmes des limites. La liberté illimitée tue la liberté.



Tzvetan Todorov"

Télérama, 29 janvier 2007.
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