L’historien en guerre avec "l’histoire"
par Miles Johnson - Journal écossais : « scotsman », 22 août 2007 Les maisons de l’histoire, dit-on, sont bâties sur d’instables fondations, constamment agitées par des débats sur le sens profond de l’étude du passé, et sur ce qu’on peut espérer en attendre. Mais pour Taner Akçam, il ne s‘agit pas vraiment de complaisance intellectuelle : il s’agit de savoir si ses écrits lui coûteront sa liberté ou lui coûteront sa vie.
Etant l’un des premiers historiens turcs à reconnaître le génocide arménien de 1915, il a vu ses thèses combattues avec acharnement par l’état turc depuis 82 ans, s’opposant par tous les moyens à la mémoire de plus de un million d’Arméniens assassinés par le gouvernement ottoman pendant la première guerre mondiale.
Le Génocide Arménien, sujet auquel Taner Akçam a consacré toute sa vie, est considéré en général comme l’un des génocides « oubliés » du 20ème siècle. Dans son livre Un Acte Honteux : le Génocide Arménien et la Question de la Responsabilité Turque, Taner Akçam analyse les raisons pour lesquelles l’état turc a continuellement nié les évènements de 1915. Il est né dans la province d’Ardahan en 1953. Alors qu’il était étudiant, pour avoir écrit un journal sur le traitement de la minorité kurde de Turquie, il a été emprisonné pendant neuf ans, une peine qui lui valut, par Amnesty International, le statut de prisonnier d’opinion. Après être parvenu à s’enfuir, ayant demandé l’asile politique à l’Allemagne, il prépara un Doctorat de Philosophie sur le Génocide Arménien à l’université de Hambourg et, après avoir écrit de nombreux articles et plusieurs livres, il est actuellement professeur associé d’histoire à l’université du Minnesota.
Le passé sur lequel il écrit est brutal. Pendant la Première Guerre Mondiale, le gouvernement de l’Empire Ottoman, état multi- ethnique au bord de l’effondrement, qui avait subi de lourdes pertes de territoires à la suite des guerres des Balkans de 1912/1913, s’était engagé dans la déportation forcée de sa communauté arménienne, provoquant la mort de plus de un million de personnes. Dans les années précédentes, les derniers sultans de « l’homme malade de l’Europe » avaient adopté différentes stratégies pour endiguer le nationalisme croissant des diverses communautés ethniques de l’Empire. Cinq ans après la prise du pouvoir par le comité des officiers Jeunes Turcs en 1908, choqués par la perte de leur plus précieuse possession dans les Balkans, ils optèrent pour une nouvelle stratégie : le pan- turquisme pur et dur. Dans cette vision du monde, il n’y avait pas de place pour les Arméniens chrétiens dont la présence en Anatolie se chiffrait en milliers d’années, et après l’entrée de l’Empire dans la Première Guerre Mondiale, la décision fut prise d’annihiler sa population arménienne. Aujourd’hui il ne reste guère plus que 50 000 Arméniens en Turquie.
Hitler, ainsi qu’il est souvent cité, avait déclaré avant son invasion de la Pologne : « qui se souvient des Arméniens ? » Et il est sûr que l’état turc s’est efforcé de maintenir secrètes les raisons de la disparition des Arméniens. Pour Taner Akçam, la reconnaissance des fautes historiques de la Turquie ouvrirait la voie au progrès de la démocratie dans une République toujours sujette à l’humeur des militaires depuis sa création en 1923. Mais, selon son analyse, derrière le refus perpétuel de son gouvernement de reconnaître son passé, il y a la crainte de voir anéantie sa propre mythologie fondatrice.
« Il y a un lien profond entre la fondation de la République Turque et le Génocide Arménien », dit-il. « Certains fondateurs importants de la République avaient soit participé directement au génocide, soit en avaient tiré profit et s’étaient enrichis. Pour nous, comme pour toute autre nation, il n’est pas si facile de qualifier la génération de nos pères fondateurs de voleurs et d’assassins. C’est un peu comme Jefferson qui possédait des esclaves. Il n’est pas possible d‘écrire une histoire nationale fondée sur de tels actes, c’est cela le problème fondamental ».
Taner Akçam pense que la reconnaissance du génocide par le gouvernement turc ouvrirait la voie au progrès de la démocratie et à son entrée dans l’Union Européenne, un processus qui a été interrompu ces dernières années par des nationalistes extrémistes et par l’influence puissante des militaires. C’est dans ces rapports difficiles qu’il entrevoit l’opportunité d’un examen sur soi-même qui est encore loin de se faire.
« Mais il y a pour la Turquie une autre opportunité », dit-il : « le père fondateur de la Turquie, Mustafa Kemal Ataturk, a ouvertement condamné le génocide comme un acte honteux, d’où le titre de mon livre. Cela pourrait, et devrait, encourager la Turquie de prendre la même point de vue que son fondateur et en faire un point de départ ».
C’est cependant ce lien étroit de Taner Akçam avec sa patrie qui a provoqué la colère des groupes nationalistes turcs. Contrairement à d’autres auteurs, il ne peut simplement être qualifié de propagandiste arménien ou d’ « impérialiste ». Les intellectuels turcs traversent une zone de turbulence. A la suite de l’assassinat du journaliste arménien de Turquie Hrant Dink en janvier, désigné pour ses déclarations sur le génocide, ils ont été en alerte maximum et placés sous protection policière par l’Etat, qui pour la première fois, paraît prendre au sérieux les menaces de mort de la droite ultra nationaliste. Depuis la publication de son livre, l’an passé, Taner Akçam, bien que résident des USA, a été soumis à une campagne coordonnée, évoquant de façon angoissante, le meurtre de son ami Hrant Dink.
Beaucoup de ces actes d’intimidation se développent sur Internet. Taner Akçam a reçu des menaces de mort par e-mail et, suite au sabotage de sa biographie sur Wikipedia, il a été arrêté comme « terroriste » alors qu’il se rendait au Canada pour y donner une conférence. « Je prends ces menaces très au sérieux, faisant partie des intellectuels turcs, parce que nous sommes paralysés depuis l’assassinat de Hrant. Nous voyons tout dans ce contexte. En janvier, lors de ma visite à Hrant Dink dans son bureau à Ankara, il me montrait les e-mail de menace qu’il avait reçus ; il disait qu’il était inquiet et qu’il avait peur. Il disait aussi que la campagne de presse avait fait de lui une cible à découvert. Je crains que cela m’arrive. »
Sa détention temporaire au Canada s’est produite à la suite d’allégations infondées faisant de lui un « terroriste », développées sur des forums Internet par l’administrateur Turc américain d’un site négationniste. Comme le mensonge se diffusait, certains individus se sont attachés à saboter sa page sur le site de Wikipedia, qui incidemment arriva jusqu’aux autorités canadiennes. C’est après cette arrestation, et à la suite de tentatives d’agression au cours de plusieurs de ses conférences, qu’il prit la décision de démasquer l’administrateur du site caché qui coordonnait cette campagne. Ce qui s’avéra être une attaque personnelle de grande envergure portée par Hurriyet, l’un des plus grands quotidiens turcs, eut une conséquence inattendue.
« Pour être honnête, je n’aurais jamais cru qu’un tel personnage puisse obtenir un tel soutient de la Turquie. » dit-il. « Cela signifie qu’il est possible que je gêne d’importants membres des services secrets turcs aux USA, ou quelque autre personne ayant des liens très proches avec la Turquie. Après que j’ai révélé son identité, j’ai reçu une menace de mort par e-mail dans laquelle la personne disait qu’ils s’occuperaient de moi et de mes amis en Turquie, qu’ils les auront d’abord pour ensuite s’occuper de moi. Une semaine après cet e-mail, comme s’il n’y avait aucune autre nouvelle importante en Turquie, le plus grand quotidien de Turquie publiait un article avec ma photo en première page ». L’article d’Hurriyet était une brutale attaque personnelle, affirmant, entre autres allégations, qu’il était un traître « vomissant de haine sur son pays ». « Quand j’ai lu cela, j’ai pensé que c’était incroyable, inimaginable. Que le plus grand journal turc écrive que je travaille contre la Turquie et que je suis un traître à la nation, correspond en réalité à une campagne d’accusation pour m’incriminer et qualifier mes travaux de criminels. Ce qui fait de moi une cible, comme ils l’ont fait avec Hrant Dink »
Il a été dit ironiquement que l’intelligentsia turque est dans une position étrange dans le monde d’aujourd’hui, où des non- intellectuels s’intéressent de près à leurs écrits, pas autant tout de même que les procureurs. Un contrôle inquisiteur sera effectué sur quiconque attribue le « mot -G » aux évènements de 1915. L’article 301 du code pénal turc, la loi qui interdit d’insulter la « turcité » devint célèbre l’an passé hors du pays quand le prix Nobel Orhan Pamuk fut accusé pour avoir mentionné « la question arménienne » dans une interview à un magazine.
En dépit de telles lois et des menaces de mort qu’il a reçues, Taner Akçam continue d’enseigner et de donner ses conférences sur les évènements de 1915. C’est par la reconnaissance par le gouvernement turc des crimes du passé qu’il espère que son pays pourra construire un futur meilleur et continuer son chemin vers une société ouverte.
« Peu de jours avant la récente élection, le Premier Ministre a adressé une circulaire à toutes les administrations de l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie, interdisant l’expression « soi-disant génocide », nous a-t-il dit. « Dans le langage officiel que la Turquie utilisait pour décrire 1915, c’est une expression profondément insultante pour les Arméniens, qui maintenant, cessera d’être employée. C’est grâce à ces choses, à ces petits pas, mais tellement importants, que je garderai toujours l’espoir. »
Taner Akçam, au Festival du Livre lundi 27 août à 11 heures
-Traduction de Gilbert Béguian pour Armenews samedi 17 novembre 2007, #126 -